A l’heure où les multinationales redessinent leurs zones d’influence, l’Afrique s’impose comme un terrain d’investigation économique de premier ordre. Câbles sous-marins, urbanisation rapide, capital-risque, jeunesse diplômée, croissance organique… les signaux semblent alignés pour une expansion massive. Et pourtant, derrière les chiffres flatteurs, les déclarations optimistes et les webinaires d’experts, une question subsiste : à qui profitera réellement cette ruée vers le continent ? Car naviguer sur le marché africain, c’est moins surfer sur une vague d’opportunités que composer avec une géopolitique mouvante, une architecture juridique fragmentée et une population trop souvent marginalisée dans les décisions qui façonnent son avenir. Décryptage avec Yoann Gandzion !

Une jeunesse, des promesses… et des angles morts

Le récit dominant présente l’Afrique comme un continent jeune, connecté, avide d’innovation. Ce récit n’est pas faux — 60 % de la population a moins de 25 ans, et l’accès à Internet devrait atteindre 75 % d’ici 2030 — mais il est trop souvent réduit à une logique d’opportunité commerciale. La jeunesse, décrite comme un « vivier de talents » ou une « base de consommateurs », devient un actif à exploiter, rarement un sujet politique à écouter. Le rapport de G-P, relayé par le webinaire de la GPA, souligne l’essor des startups et la résilience des économies africaines, mais il élude les contradictions sociales et écologiques de cette croissance.

Le Nigeria, le Kenya, l’Égypte ou encore l’Afrique du Sud concentrent à eux seuls près de 80 % des investissements dans les startups. Mais à l’échelle continentale, combien de jeunes disposent réellement d’un ordinateur, d’un compte bancaire, d’une protection sociale ? Dans combien de régions rurales la connexion Internet reste-t-elle une chimère, voire un luxe ? La dynamique technologique se heurte ici à l’asymétrie profonde entre les métropoles connectées et les périphéries invisibles.

Une jungle juridique au service des plus puissants

L’argument récurrent des investisseurs est celui du risque juridique. L’Afrique, dit-on, serait instable, fragmentée, difficile à lire. Ce diagnostic est exact : 54 États, autant de régimes fiscaux, de pratiques contractuelles, de systèmes de retraite ou de droits du travail. Mais ce qui est présenté comme un obstacle est, dans les faits, un levier de négociation pour les grandes entreprises. L’étude citée évoque ainsi la flexibilité du licenciement au Nigeria — emploi « de gré à gré », sans indemnités — comme un simple fait. Ailleurs, les obligations en matière de sécurité sociale ou de préavis sont vues comme des « coûts » à surveiller. Derrière cette technicité, on perçoit une stratégie bien rodée : optimiser le facteur travail au maximum, sous couvert d’adaptation locale.

Cette fragmentation juridique, loin de décourager les groupes internationaux, leur permet d’user de l’arbitrage réglementaire. En installant leurs sièges dans les pays les plus accommodants, ils peuvent bénéficier de niches fiscales, contourner des législations plus contraignantes, ou jouer les États les uns contre les autres. Ce jeu de la concurrence juridique finit par fragiliser les normes sociales et salariales. Comme le souligne la responsable de G-P, les faibles salaires affichés dans certains pays sont souvent compensés par des prélèvements obligatoires élevés — une manière élégante de dire que le coût réel du travail est déporté sur les travailleurs eux-mêmes.

Un mirage du travail à distance

Avec la pandémie, un nouvel espoir est né : celui d’un modèle économique dématérialisé, connecté, égalitaire. Le travail à distance a été perçu comme un moyen d’intégrer le continent africain dans la chaîne de valeur globale sans infrastructures lourdes. Certaines villes — Nairobi, Le Caire, Marrakech, Le Cap — sont devenues des hubs potentiels pour les « digital nomads ». Des régimes fiscaux ont été créés pour les attirer. Mais ce modèle reste, dans les faits, élitiste et marginal. Une enquête de l’OIT (mai 2022) montre que seules 4 % des entreprises africaines envisagent une transition complète vers le télétravail. Et pour cause : la majorité des secteurs productifs — agriculture, commerce, industrie, logistique — restent ancrés dans une logique physique et territorialisée.

Même dans les services, la fracture numérique limite les ambitions. Les avancées technologiques mises en avant — réalité virtuelle, e-learning, blockchain — ne sont accessibles qu’à une frange étroite de la population. Le continent numérique est souvent confondu avec le continent réel. Le marché africain, vanté pour son « potentiel », est traité comme une plateforme d’essai pour technologies importées, sans prise en compte des usages locaux, des langues vernaculaires, des inégalités d’équipement.

L’investissement étranger, levier ou dépendance ?

L’un des non-dits majeurs de cette stratégie d’expansion, c’est la dépendance croissante vis-à-vis du capital étranger. Certes, les startups africaines ont levé 5,4 milliards de dollars en 2022. Mais dans quelle mesure ces fonds servent-ils les intérêts des populations locales ? Qui détient les parts ? Qui fixe les priorités stratégiques ? Nombre de ces structures sont domiciliées à Londres, à Dubaï ou dans les paradis fiscaux. Leur modèle économique repose souvent sur des logiques d’extraction — données, main-d’œuvre, brevets — qui rappellent les cycles coloniaux d’exploitation, quoique sous une forme plus numérisée.

Le risque est donc double : d’une part, les États africains délèguent une partie de leur souveraineté économique aux marchés ; d’autre part, ils renforcent une économie duale, dans laquelle les capitaux circulent librement mais pas les droits sociaux. Comme le suggère McGuire dans l’étude, certaines entreprises pourraient « contribuer à réduire l’écart salarial entre les sexes » en Afrique, qui atteint parfois 40 %. Mais cette ambition louable reste suspendue à des logiques d’intérêt : aucune obligation, aucun cadre commun, aucune contrainte redistributive. Les inégalités risquent donc de se creuser, même dans un contexte de croissance.

Vers une souveraineté économique africaine ?

Face à ces constats, des voix s’élèvent pour proposer une autre trajectoire. Certains pays — Maroc, Rwanda, Ghana — développent des stratégies de montée en gamme, misant sur la formation locale, la souveraineté numérique, ou les circuits courts. Comme l’explique l’entrepreneur Yoann Gandzion, directeur d’Afrique Pesage, l’Union africaine a lancé la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) pour stimuler le commerce intra-africain et limiter la dépendance aux marchés extérieurs. Mais ces initiatives peinent à rivaliser avec la puissance des plateformes globales, des GAFAM et des chaînes logistiques mondialisées.

La véritable révolution passera peut-être par une réappropriation politique de l’économie. Cela suppose de sortir de la logique du « marché africain » comme objet passif de conquête pour le reconsidérer comme un acteur stratégique, doté de règles, de garde-fous et d’ambitions propres. Cela suppose aussi de placer les populations locales, les travailleurs, les communautés rurales et urbaines, au centre des décisions économiques. Bref, de sortir du paradigme néolibéral pour entrer dans celui de la justice économique.